Une de la semaine

Chronique Souterraine #15

….

….Lorsque François Bertholet se réveilla ce matin-là, sa vie avait changé pour toujours. Mais il ne s’en rendit pas compte tout de suite. Pour l’heure, à cause d’une gueule de bois carabinée, il se leva péniblement de son lit au sommier défoncé et alla dans la cuisine se préparer un café, le tout en se grattant les boutons du cul. Il faisait beau dehors et déjà François entendait par la fenêtre le trafic s’intensifier. Dès que la petite cafetière italienne eut fini de cracher tout son jus, François s’en servit un grand verre, s’installa sur la table de sa cuisine, face à son ordinateur portable déjà allumé. Il ouvrit plusieurs fenêtres dans son navigateur pour consulter ses mails, les abonnés de sa page Facebook et voir si quelqu’un avait visité son blog durant la nuit. François était écrivain indépendant, ce qui voulait dire qu’il faisait tout lui-même, ce qui voulait dire aussi que son nombre de lecteurs quotidiens était pour le moment inférieur à son nombre de doigts de pied. En gros François était un auteur quasiment invisible. Il préparait la sortie d’un roman broché pour dans un mois. François était le genre d’écrivain à torcher des romans pour éviter de crier ou de brûler le monde. François était le genre d’être humain incapable de se faire entendre et encore moins comprendre. Il n’avait donc que peu de chance de percer. Les gens appellent cela un artiste maudit, François appelait ça un monde à la con. Chacun son point de vue.
….De toute façon il n’avait d’autre choix que de continuer, il n’était fait pour rien d’autre qu’écrire. Enfin, ça et faire travailleur bon marché, alors, pour quelques euros d’écarts, autant être libre.
….De toute évidence, le réseau internet était en panne, car aucune de ses pages ne s’ouvrit. Tant mieux, il y perdait trop de temps sur cette maudite toile. Son jeu en réseau Star Wars non plus ne marchait pas. Aussi, il laissa tomber et ouvrit une page blanche dans son traitement de texte, s’alluma une cigarette, et attendit de voir si les mots voulaient bien venir ce matin… François écrivait surtout le matin, la tête encore brumeuse, entre cafés et cigarettes, avec en fond sonore le bordel de la rue passant par la fenêtre.
….Les mots lui vinrent par bribes, mais rien de concluant. Ces derniers temps, il avait dans l’idée d’écrire une pièce de théâtre pour une actrice amatrice qui lui avait déglingué l’œil quand il l’avait vue sur les planches. Déglinguer l’œil voulant dire : l’envie de l’empaler sur son manche en espérant qu’ils y éprouvent des sentiments. Pas gagné.
….Comme sur les coups de 11 heures pas grand-chose ne venait et qu’il avait rencard avec son kiné – situé à dix minutes à pied – François laissa tomber sa page, alla chier, fila sous la douche puis se fringua de sa panoplie habituelle : jeans bleu clair coupe regular taille 42, t-shirt de coton noir et barbe de 6 jours. Il laissa exceptionnellement tomber ses Doc’s marron pour enfiler une paire de Chuck Taylor All Star. Serrées mais tendance depuis plus de trente ans.
….C’est au moment où François ferma son petit portail rouillé pour se retrouver dans la rue qu’il sentit l’embrouille : le bruit de la rue était là, mais aucune voiture ne passait. Ni voiture, ni humain. Imaginez entendre le bruit des moteurs vous passer à côté mais ne rien voir d’autre que quelques voitures à l’arrêt et stationnées.
….« Ce doit être la gueule de bois. »
….Aussi il continua son chemin sans trop se poser de questions. Il s’en posait déjà assez d’ordinaire pour laisser les féeries hasardeuses d’une biture lui compliquer la vie.
….Mais tout de même, au bout de cinq minutes de marche, c’était perturbant de ne pas voir les voitures et d’en entendre le bordel. Alors François continua sa route en regardant par terre… Le trottoir lui, ne faisait pas de bruit quand il avançait.
….Enfin, il arriva chez son kiné et ouvrit la porte.
….« Bonjour tout le m… »
….Il n’y avait personne. Ou plutôt, comme dehors, il entendait la secrétaire parler au téléphone derrière son comptoir, les encouragements des kinés faisant pédaler leurs patients sur les elliptiques, la musique d’une radio populaire – donc écervelée, bref, tout le bazar.
….« Je sais que ça peut être dingue mais… EST-CE QUE QUELQU’UN M’ENTEND ? »
….Aucune réponse. Aussi, François s’installa sur une des banquettes de la salle d’attente et feuilleta un magazine. Il y était question d’Islamisme, de Féminisme, de Capitalisme, de Macronisme, enfin, de tous ces suffixes radicaux qui lui filaient une gerbe pas possible. François trouvait le monde con, par nature, lui ou Lui faisait exprès de ne pas se poser les vraies questions. Sans le voir, il entendit la voix de son kiné demander à la secrétaire :
….« Monsieur Bertholet n’est pas là ?
….( Si si Damien, je suis là.)
….— Non, répondit la secrétaire, il est peut-être en retard.
….— François n’est jamais en retard, sinon il aurait prévenu.
….(Mais putain de bordel à cul, JE SUIS LÀ j’vous dis !)
….— Bon, il a dû avoir un empêchement… »
….François s’égosilla encore plusieurs minutes, sans résultat. Il se sentait, de plus, extrêmement ridicule à gueuler dans une pièce vide. Puis lui vint un éclair : « peut-être que je suis mort ? Comme dans le film avec Patrick Swayze, je n’ai pas conscience d’être crevé… sauf que lui voyait les gens. » Sur cette référence cinématographique foireuse, François quitta la salle d’attente pour faire le trajet inverse, mais en courant, comme si courir allait arranger les choses.
….Quand il retourna chez lui et se trouva en face de son lit, il constata deux choses : son corps n’était pas allongé sur le lit et il avait les poumons en feu à cause de sa course. Conclusion : non, il n’était pas mort.
….« Je suis devenu aveugle alors.
….(tu y vois pauvre con, c’est les autres qui ne t’entendent pas et sont invisibles.)
….— Alors je deviens fou ?
….(pas possible, on ne peut devenir ce que l’on est déjà.) »
….François se sentit partir, genre clivage cérébral. Mais, comme il s’était promis dans le temps de ne plus se laisser prendre par ses émotions, il reprit le contrôle de l’incontrôlable. Il s’alluma une clope s’allongea sur le carrelage et regarda le plafond tout en fumant. Ok – se dit-il en son for lui-même tandis que sa gueule de bois se distillait – je ne vois pas le monde mais je l’entends, et lui ne me voit NI ne m’entend. En gros, c’est comme d’habitude sans être comme d’habitude. Alors, pour savoir qui est le plus à l’ouest des deux, y’a pas trente-six solutions…
….François se leva de son carrelage, descendit ses escaliers, ouvrit le petit portail rouillé, alla s’allonger en travers de la route et continua de fumer sa cigarette. C’était une bonne façon de tester l’affaire : soit il se faisait écraser par une voiture invisible et le cauchemar prenait fin, soit la voiture invisible klaxonnait, appelait les flics invisibles, et le cauchemar avait un mystère de moins à résoudre. Mais c’était une des marques de fabrique de ce mec, jamais, JAMAIS RIEN dans la vie de François ne s’était passé comme prévu. Le son des voitures continua son chemin et lui termina sa clope sur la chaussée déserte.
….« Bon, là Houston, on a un problème. »
….Houston était le nom de sa tortue. Elle était visible.
….François se bourra la gueule alors qu’il n’était pas encore midi et s’endormit ivre mort. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était tombée mais, en allant sur sa terrasse, il vit que rien n’avait changé, toujours le bruit du trafic, toujours aucune vue du trafic.
….« En ville, il faut que j’aille en ville pour voir. »
….Ce fut sans doute la première fois qu’il regrettait de ne pas voir de bagnoles sur la route…

….Arrivé au Toit, son bar préféré, il « vu » que son cauchemar continuait. Le brouhaha du groupe jouant sur scène avec une mauvaise acoustique, les gueulantes aigües des gens parlant par-dessus la musique, même l’odeur de cigarette à l’entrée, tout y était. Tout… dans une salle vide. Ouverte, éclairée, bruyante, mais vide.
….« Ok, ben puisque je vire dingo, autant en profiter. »
….François se dirigea vers les cuisines, ouvrit le frigo, se prépara une assiette de charcuteries et saisit un œuf vrai. Puis il posa son assiette sur le comptoir, passa de l’autre côté du bar, se servit une bière et alla voir dans le frigo du fond, là où il savait que le patron mettait son Champagne. Il en prit une bouteille et fit sauter le bouchon. La mousse se renversa partout, et sur le comptoir, et par terre. Aucun son de reproche ne lui vint.
….« Rien à foutre ! »
….Il cassa l’œuf dans un verre et il ajouta le Champagne. Il avait vu faire ça, gamin, dans le film Le Dernier Survivant et depuis avait toujours rêvé de le tester. Le fantasme était réalisé maintenant. Bof. Il s’alluma une clope dans le bar et mangeant sa charcuterie. Le groupe qui jouait était vraiment mauvais, les conversations qu’il entendait ne valaient pas plus. Au moins, quand on a la vue, la connerie d’une conversation peut se retrouver atténuée par la beauté d’un physique. Là, c’était mort. Mais au moins il avait à boire gratos. Après plusieurs bières et plusieurs tequilas, François voulut réaliser un autre fantasme : fracasser un bar. Il saisit un tabouret et l’envoya voler dans la vitre du frigo. Mille morceaux de verres par terre et toujours le même son d’ambiance.
….« Ok, puisque c’est comme ça… »
François déboucha une bouteille de whisky, en versa partout sur le comptoir et y foutut le feu. C’était beau et bleu. Le groupe jouait une reprise de Snap, I’ve got the power. François s’évacua lorsque le feu prit dans l’arbre en papier mâché faisant office de décoration et enflamma l’immeuble. Mais pas avant d’avoir réquisitionné une bonne bouteille de vodka.

….Ce qui le réveilla, c’est le soleil d’été à six heures du mat’ en plein dans la poire. Il transpirait de partout, avait la gorge desséchée et se trouvait vautré dans un fauteuil au beau milieu de la rue principale, sur le pont reliant Terre Sainte au Front de mer. Rien n’avait changé. Du bruit mais pas de vue. François alla se servir en cafés dans une boulangerie puis alla se dénicher un bon cigare Au Rétro. Comme café + cigare = ça pousse par en dessous, il alla déposer sa taupe au guichet de la Police Nazionale, vu que c’est là qu’on trouve les plus grosses merdes. Puis il se balada dans les rues, se doucha dans une chambre du prestigieux Hôtel Saint-Pierre et se dénicha un costard chez Olly Gan. En ce second jour, François était dans l’euphorie. « Le monde m’appartient » qu’il se disait. C’était vrai. Sauf qu’il n’y avait que lui et le bruit mécanique d’un monde qui l’ignorait.
….Aux arrivées de la nuit, le blues lui vint. Alors, il alla chez son pote Marcel manger une soupe au pistou. Quand on est déprimé, y’a rien de mieux qu’une soupe au pistou. La pommade manquait d’ail, les légumes n’avaient pas le même goût que là-bas, dans son pays, mais le tout était bien quand même. Et même sans le voir, entendre la voix chaude, accentuée et peu discrète du patron lui remonta le moral.

….Le plus pénible au fil des jours suivants, c’était ce bruit. Toujours constant. François avait parcouru quelques bornes, il avait même trouvé une Ford Mustang, son rêve, et l’avait poussée à en brûler la route jusqu’à décider de la faire cuire devant le comptoir d’une banque. Quand on a le monde à soi, on supprime d’abord ce qui nous gêne. Dans son ancien monde, on dégommait les initiatives libertaires, lui faisait cramer la pornocratie du billet.
….Ce qui lui manquait le plus, c’était son fils, et les femmes. Mais il avait vérifié plusieurs fois, dans des cyber-cafés, la seule image qui sillonnait les rues, et la toile, c’était sa gueule. Impossible d’entrer en contact avec sa chair et impossible d’oublier ce manque de contact auprès du contact d’autres chairs.

….Ce n’est pas la peine que je vous décrive toutes ses actions, ses fantasmes et ses conneries effectuées. Le plus important c’est que le bruit ambiant, autour de sa solitude aveugle, en moins de six mois, le rendit fou. Quand le monde à une influence sur vous mais que vous ne pouvez interagir avec lui, cela s’appelle une soumission. François était beaucoup de choses, mais certainement pas de cette religion. Et puis à quoi bon vivre à errer dans un monde libre sans le partager ? Et puis, à quoi bon être écrivain dans un monde où personne n’entend ? Aussi, un jour, un jeudi, il trouva dans un vestiaire de chez les flics un flingue. Un Sig Sauer SP 202274 de calibre 9 mm parabellum. La télé lui avait appris comment ça marchait, même si c’était bien plus lourd en main que ce qu’il imaginait. Le chargeur était plein. François enleva le cran de sûreté, arma le chien, mit le canon dans sa bouche et appuya sur la détente. Le bruit du monde trouva sa tranquillité.

….

Comme cela commence à être une habitude, je compte sur vous pour partager cet écrit si vous pensez qu’il mérite d’être connu. L’issue du combat dépend de vous. Merci pour lui.

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