Nouvelle

Le massacre de la Saint Valentin

….– Est-ce que tu m’aimes ?
….C’était venu comme ça, sans crier gare, alors qu’ils ruisselaient de chaleur, piégés par une douce torpeur que le ventilateur ne parvenait pas à maîtriser. Paul, à demi nu, allongé sur le lit, sourit.
….– Tu rêves ou quoi bébé ? On se connait à peine.
….La belle était plantureuse. Son corps exprimait les courbes félines de celles qui veulent être domptées. Elle se lova contre lui, cherchant ses baisers.
….– Ça fait quand même cinq mois…
….– Cinq mois que quoi ?
….– Que l’on est ensemble.
….– Que l’on COUCHE ensemble. Il n’a jamais été question de se maquer.
….Comme la bouteille de gin posée à côté du lit lui faisait de l’œil, Paul la saisit, la déboucha et en prit une bonne lampée. Grand, brun, les traits fins, élancé, Paul était un bel homme, et il en avait conscience. Les nanas étaient attirées par lui et il savait les allumer. Mais à l’exception d’une ou deux, aucune ne lui plaisait vraiment. Dans son style, ce n’était qu’un doux rêveur qui attendait SA moitié, la fille rare, l’amour parfait. Entre temps, il se contentait de passagères, ça le maintenait en forme, lui faisait oublier l’ennui parfois. Bien entendu la miss ici présente ne le vit pas comme ça.
….– Et tu me dis ça aujourd’hui ?
….– Et alors ?
….– Alors ? C’est la Saint Valentin connard ! J’ai pris une journée de congé sans solde pour la passer avec toi.
….– Je t’ai rien demandé. Et puis, elle a été quand même pas mal cette journée. On s’est bien envoyé en l’air tout à l’heure.
….Elle se leva et envoya tous les draps voler.
….– Pfff, va chier ! Toi, ta musique et tes rêves, vous êtes pathétiques en vrai.
….– Venant d’une meuf qui écrit des romans à la con, permets-moi d’en douter.
….– J’t’emmerde ! Moi au moins je ne reste pas toute la journée à picoler.
….Elle se rhabilla et partit. Lorsqu’elle claqua la porte, l’appartement tout entier faillit s’effondrer.
….– Pauvre type !
….Paul posa la bouteille et, les mains derrière sa nuque, se mit à contempler le plafond fissuré. La Saint Valentin, et puis quoi encore ?! Cependant la fille avait raison, mais qu’à moitié. C’était aussi pour ne pas lui faire trop de mal à elle qu’il avait agi de la sorte. Pour qu’elle le déteste. Il avait appris cette technique d’une fille, d’une de celle qui avait compté. Il soupira et saisit son paquet de cigarettes à côté de la bouteille. Il alluma une clope et tenta de souffler assez fort pour que la fumée atteigne la fissure. Derrière le mur, la sono du voisin se mit à cracher des chants tibétains à plein volume. Paul se crispa, il détestait ce genre de musique. Mais il n’avait pas envie de s’énerver et, de toute façon il était l’heure, la nuit tombait. Il se leva pour s’habiller. Chaussure noire et chemise blanche, pantalon sombre.
….Après avoir descendu les trois étages à pied et dans le noir, sans compter les veilleuses annonçant les issues de secours, Paul s’engouffra dans la rue. Il venait de s’arrêter de pleuvoir, on étouffait. Il franchit les cinq cents mètres en légère montée et se pointa devant le bar. La lourde porte rouge toute taguée était déjà ouverte. Pierrot, le portier, se tenait à son poste, charpenté d’un costard noir. Paul le salua.
….– Hé Ducon La Joie, tu l’as trouvé ton cerveau ? planqué dans tous tes biceps ?
….– Haha, très drôle le Fouille Merde. Rentre vite et tiens-toi à carreau, sinon je te botte le cul.
….– Je serais curieux de voir ça…
….– Ben t’as qu’à essayer.
….– Suis ton homme ma poule. Viens me tâter.
….– Eh les mecs qu’est-ce que vous faîtes là ? calmez-vous, la soirée ne fait que commencer !
….La jeune femme qui venait les séparer, c’était Catherine, Cat, la fille du tôlier. Mais Paul n’était pas son cousin, alors qu’il était le neveu de son père… Enfin bref c’est compliqué !
….– Vous faites chier ! Toi Paul, rentre, y’a déjà pleins de clients qui t’attendent ! Putain mais qu’est-ce que tu foutais ?
….– Je m’enivrais…
….Cat s’amadouait. Ça marchait quasiment à tous les coups ce truc-là avec elle.
….– Ouais d’accord. Allez rentre, mon père t’attend.
….– Oui M’dame.
….Paul pénétra dans le bar, il n’était pas si blindé, il restait quelques tables vides, et ils n’étaient que cinq gus au comptoir. Il trouva une place parmi eux et s’écroula.
….– Et ben t’as l’air en forme pour jouer toi ce soir !
….– T’inquiète Tonton, je vais gérer.
….– Tu dis ça à chaque fois ?
….– Et alors y’a souvent des clients qui ne sont pas satisfaits ?
….– Non, j’avoue que non.
….– Ben alors.
….– Quand même Petit, ce n’est pas bon pour ta santé.
….– Sans déconner ? Au fait Cat à l’air à donf’ ce soir, même plus stressée que toi ?
….– Que veux-tu, elle veut bien faire, et puis elle débute. En revanche toi tu pourrais faire l’effort d’arrêter de baiser et venir à l’heure, espèce de salaud va ! Son ongle Jean lui avait balancé ça avec un sourire au coin de la bouche.
….– Justement, dit Paul, je vais aller m’échauffer, mais sers moi un verre de whisky comme d’hab’ s’il te plait, pour m’accompagner.
….– Ok. C’est toujours le meilleur moment quand tu t’échauffes. Après tu pars dans tes trucs freestyle là, on capte plus rien.
….– TU captes plus rien infâme. Au fait, tu savais que c’était la Saint Valentin toi ?
….– Non, et alors ?
….– Rien.
….Paul s’alluma une clope, saisit son verre et s’avança dans le fond de la salle. Il y retrouva son meilleur ami, son partenaire, son confident. Le meuble noir, noble et discret l’attendait. Comme tous les soirs, il fallait refaire connaissance avec le piano, il lui apprenait chaque jour quelque chose. D’abord il l’approchait, doucement, ils se dévisageaient. Ensuite il y avait la phase d’approche, on cassait le périmètre, on rentrait dans l’intimité. Puis il y avait le contact, un frôlement d’abord et finalement la caresse sur la surface lisse à la pénombre saturée.
….Une fois son petit rituel accompli et une gorgée de whisky avalée, il posa son verre et, clope au bec, commença à taquiner les touches. Pour commencer quelque chose de classique et lent. L’adagio du Sonate Au Clair De Lune de Beethoven. Alors il ressentit la musique, et parti dans son élément. Aux particules de notes de l’adagio classique, il ajoutait un phrasé jazzy, peaufinant le ruissellement de ses doigts à chaque note, alternant ses rythmiques avec une telle classe que les gens assis sur leurs chaises ne ressentaient qu’un besoin : bouger. Le pianiste captait leur attention, et le public semblait séduit. Pour leur jouer un air connu il commença à swinguer légèrement la Toccata de Bach.

….La salle commençait à se remplir. Toutes les tables étaient prises et le comptoir était bondé, et il y avait en prime quelques personnes en plus qui l’écoutaient. Cela faisait bien deux heures que Paul jouait. Tout en y mêlant son style, il avait enchainé avec des morceaux plus doux, tandis que les gens mangeaient. Là, il essayait de rendre toute sa profondeur aux Nocturnes de Chopin. Un boulot délicat, et raffiné. Mais avec cette mélancolie qui vous enveloppait de lucidité, vous paradiez sur des voiles de rêves inaccessibles.
….Sans trop savoir pourquoi, Paul s’arrêta brusquement de jouer. Il cessa de regarder ses touches et passa en revue la salle. La valse habituelle des serveurs et de ceux qui vont payer. Cat au milieu, cherchant à trouver sa place, un plateau rempli à la main. Ses yeux se posèrent sur l’entrée, et c’est alors qu’il la vit. Même de loin on voyait qu’elle était parfaite. La frange droite. Ses longs cheveux noirs, parfaitement ondulés, ruisselaient en cascade pour venir s’échouer dans le creux de ses hanches arrondies. Son regard croisa celui de Paul, elle lui sourit. Alors la beauté brune, moulée dans une robe rouge un peu serrée qui dévoilait ses courbes à merveille, tout en lui donnant l’aisance et la grâce dont elle avait besoin pour bouger, s’avança. Chacun de ses pas vers lui était un appel à l’éternité. Plusieurs hommes l’observaient. Lorsqu’elle fut arrivée aux côtés du pianiste, elle porta sa bouche à son oreille pour lui murmurer :
….– Joue-moi le massacre de la Saint Valentin orchestré par Al Capone.
….Paul fut surpris. Il esquissa un sourire. Au moment où la miss voulut s’en aller, il la retint pas le bras.
….– Attends. Tu bois un verre avec moi après ?
….Elle haussa les épaules en souriant. Un sourire électrique et sensuel.
….– Seulement si tu joues bien. Qui es-tu pour me le demander ?
….– Oh, moi… je ne suis qu’un pianiste un peu ringard qui tente de trouver sa voie tout en faisant fortune. Mais je devrais y arriver.
….– Alors il me tarde de t’écouter.
….Il suivit du bout des yeux la fuite de la déesse vers le comptoir endiablé. Puis il était temps, il devait jouer. Après avoir fini son verre et s’être allumé une autre cigarette, Paul, les manches de sa chemise retroussées, ferma les yeux tout en caressant les touches d’ivoire. Cela devait être simple, intense et imagé. Une histoire musicale que chacun devait identifier…
….Dans la salle, on entendit tout d’abord quelques notes annonçant la nuit tomber. Puis l’atmosphère se précisa dans les accords sombres. Un port, un quai. Une brume froide montante, enrobant le décor d’une moiteur de givre. Deux voitures avancèrent lentement, phares éteints, chargées d’hommes armés. Ils stoppèrent à une cinquantaine de mètres de l’entrée d’un hangar. Le rideau de fer était levé et l’on pouvait observer la lumière à l’intérieur. Il y avait là une importante cargaison, des caisses d’alcool frelaté et des hommes en train de les charger dans des camions. Les huit hommes, dont le souffle crispé se manifestait dans l’air par une buée glacée, s’avancèrent lentement, côte à côte, arme au poing, en direction de la lumière.
….Les premières rafales de fusils mitrailleurs frappèrent les chauffeurs des camions à travers leurs cabines. Il y eut un bref instant de surprise chez les autres, et une fraction de seconde, longue comme l’éternité, permit d’entendre les premiers morceaux de verres tomber au sol. Puis ce fut une explosion de bruit et de mouvements. Ça tirait dans tous les sens, ça ripostait, ça se planquait derrière des caisses, ça hurlait. Des débris volaient dans tous les sens, soulevant la poussière. Les corps tombèrent, des deux côtés, le son mat de leur chute étouffé par le claquement saccadé des armes. Il se dégagea dans l’air une odeur de sang, de poudre et d’alcool renversé. Le bal macabre durant plusieurs instants. Puis ce fût le silence, ponctué par le cliquetis au sol de la dernière douille tombée. Les canons fumaient. Les caisses, chargées d’alcool, la plupart fusillées, laissèrent couler entre les débris de bois des flots entiers du précieux liquide, noyant les cadavres et se mêlant au sang frais. Des huit hommes, il en restait six. En face, on pouvait compter une vingtaine de morts, suintant de sang et de douleur, écroulés çà et là dans un mouvement à jamais saisi par les ténèbres. L’un des hommes s’alluma une cigarette, soufflant dans l’air glacé la fumée âcre, avant de faire signe à ses hommes. Ils incendièrent le hangar puis retournèrent à leurs voitures. C’était fini.

….Lorsque Paul lâcha la dernière touche de son clavier, il se rendit compte qu’il tremblait, son souffle était court, haletant. Il jeta un œil sur la salle. Tout le monde le regardait, médusé. Rarement on avait vu musicien restituer pareille scène, avec autant d’intensité. En regardant du côté du comptoir, il s’aperçut que la fille n’y était plus. Il bondit de son tabouret et courut vers son oncle.
….– Où est ce qu’elle est ?
….– Heu…
….– OÙ EST-CE QU’ELLE EST ?
….– Heu… elle est partie, y’a deux minutes. Elle a dit que tu avais été excellent.
….Avec la vitesse d’une balle, Paul s’engouffra dans la rue, l’air moite et lourd le saisit à la gorge. Il regarda à droite, puis à gauche, personne. Partie, elle était partie. Un demi-sourire triste aux lèvres, il prit son paquet de cigarettes et s’en alluma une, puis rentra dans le bar, les mains dans les poches, le dos légèrement voûté. Lorsqu’il entendit toute la salle l’applaudir, ce qui n’était jamais arrivé, cela ne lui fit aucun effet. Il se tourna vers son oncle.
….– C’est tout pour ce soir, je m’tire.
….– Mais….
….Paul était déjà parti.
….Arrivé chez lui, il sauta sur son lit, lourd et confus. Il tendit la main pour retrouver sa bouteille de gin et en but une bonne rasade. Il se mit à regarder le plafond et il sourit, fermant les yeux pour se remémorer un rêve. Il était une fois une fille, qui lui avait demandé de jouer le massacre de la Saint Valentin…

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