Une de la semaine

Chronique Souterraine #13 – lapsus dévalorisateur

….« On n’est pas venus picoler chez toi parce qu’elle avait peur que tu veuilles faire une touz’. »
….Voilà qui était intéressant, et surprenant, se dit Marc en se balançant une bonne gorgée de bière dans le gosier. Déjà qu’avec une femme, parfois, il avait du mal, alors deux… Et puis il croyait qu’elle était lesbienne la meuf. Lesbien raisonnable de vouloir faire changer de bord un marin qui a déjà choisi son bateau ? Complètement con comme idée ! Même par défi.
….Mais ça le toucha, malgré lui, tout de même cette réalité. Fallait croire que sa réputation commençait à se faire… Et quelle réputation ?! Celle d’un misérable artiste, au mieux. Au pire celle d’un sombre connard. Sans doute que le vrai se trouvait entre les deux. Il faut croire qu’il avait ce talent pour dégager l’exact inverse de ce qui l’éprouvait.
….Comme le reste de la conversation ne l’intéressa guère, Marc balança sa tête en arrière et s’amusa à faire des ronds de fumée. Là aussi, pas très doué. Alors, il ferma les yeux, sa façon à lui de voyager, de fuir ce monde de musique à deux temps (appréciable avec deux neurones ?), de fausses manœuvres et d’amitié cliquable par supposition plus que par réel désir.
….Le voici parti, dans une ville américaine, donc debout, quartier cosmopolite. Spaghettis, nems, omelette, tacos et négresses. Une bande de ciel bleu arrive à trouver sa place au-dessus des derniers étages de briques rouges. Il semble s’être fiché en parallèle de la route. Un reflet tout droit sorti d’un miroir décrassé. C’est la fin de l’après-midi, on donnerait facilement une pièce ou deux pour entendre un gamin des rues, pas bien grand, jouer du saxophone devant les marches de la charcuterie, sa casquette posée à l’envers sur le trottoir pour les « pour boire ».
….Mais cette époque est morte, et Marc le sait jusque dans ses rêves.
….Au lieu de cela, ce sont les nouveaux hipsters, ceux qui n’ont jamais entendu parler du jazz – mais suivent les informations boursières – gobelet de café lyophilisé dans une main, smartphone dans l’autre, ils traversent la rue avec leur barbe soigneusement coiffée, leurs tatouages qui vont bien et leur chemise à petits carreaux, comme leurs lunettes. Jeunes et pressés, toujours courant, et au courant, ils ne regardent rien d’autres que l’Instantané, ce si pauvre conseillé. Pour eux, s’asseoir sur les marches pour écouter le môme au saxo – devenu vieillard – se résume à une perte de temps à sniffer les pots d’échappement de toutes ces bagnoles lisses, chromées, chères et arrogantes, se donnant du pare-chocs et du klaxon pour avancer aussi vite qu’un myopathe en train de ramper. Le jazz, lui, on ne l’entend plus dans le brouhaha de l’embouteillage.
….C’est une époque stressée où tout se bouche, où la musique s’étouffe. Fin d’après-midi dans une ville américaine. Allongée, la rue se laisse rouler. Sous l’œil borgne des réverbères encore éteints, elle a perdu son jazz et ses mômes à casquette, pour la gloire des coureurs ne faisant que passer, solubles dans le paysage, recyclables, comme leur « gobe laid ». Le frisson est parti dans l’immobilité bruyante des bagnoles. Quel progrès !

….Marc rouvre les yeux, sa clope est finie et sa bière séchée. Son palais mental vient de fermer les portes. Il sillonne le bar des yeux et tombe sur elle. Elle lui avait dit qu’elle l’aimait bien, mais qu’elle ne voulait de personne. Ni de lui ni d’un autre. Mais elle voulait bien être son amie, une amie de tombola, un ticket à collectionner, une supposition plus qu’une invitation sincère. Ça faisait bien trois semaines. Et la voilà enlacée par un gorille avec une coiffure de cobaye, la tenue aussi trouée que tachée. Marc se dit que ce serait la dernière pour qui il se laisserait aller à ressentir « un truc ». Ça suffisait ces conneries. Elle a posé sur lui un regard « vite fait ».

….Marc se lève, paie son verre et se barre. Changement de bar. Dix minutes à pied sans se presser. Celui-là pue le superficiel aux néons. Musique forte pour les danseurs du zoo. Parfait. Il remarque cette femme seule à l’autre bout du comptoir. La trentaine bien entamée, elle porte une robe rouge tissée et des lunettes. Comme elle l’a remarqué et ne semble pas fuir son regard il la rejoint. Le reste est facile : suffit de lui gueuler dans les oreilles des mots d’enfants sexués. Pas plus. Elle le trouve charmeur, il feint d’ignorer de quoi elle parle, dit la trouver simplement « jolie ». Il ne la trouve pas jolie. Personne n’est joli dans cet endroit, surtout quand l’âme est restée au garage. Rien ne sert de s’ouvrir, les courants d’air font claquer les cœurs au nez. Elle l’invite à danser. Ils se frottent les bassins plus qu’ils ne suivent le bruit à deux temps. À elle ça lui plaît, elle l’embrasse, elle sait y faire, il l’accompagne, lui aussi s’y connaît. Comme au bout d’un moment elle n’en peut plus, elle l’entraîne dehors, cinquante mètres en haut de la rue, dans un parking noir, sur un capot de bagnole lisse, chromée, chère et arrogante. Durant toute leur montée, ils se sont malaxés les culs, aucun n’a parlé. Marc sait ce qu’elle veut, elle est une femme de son époque. Elle veut qu’il la perfore, qu’il performe. Il se sent de taille et puis… il ferme les yeux.
….Le tempo ralentit, lourd et ondulé. Le râle d’un saxophone l’enrobe. Il voit la fille, celle de tout à l’heure, avancer vers lui dans une robe bleue nuit, elle lui va bien. Elle lui sourit, l’œil élégant, la bouche timide. Il voudrait l’inviter à danser, juste comme ça, pour sentir son parfum sous le swing du jazz, frôler ses cheveux et l’entendre poser un souffle détendu au creux de son cou. Mais…
Le capot de la voiture lisse, chère et chromée bouge dans tous les sens. La femme en robe rouge, jambes écartées, hoquète dans la nuit sa consommation. Marc ouvre les yeux et s’arrête. Mais qu’est-ce que je deviens bordel ? Il sort sa queue de cette chatte, se reboutonne et se barre. Derrière, il entend la fille gueuler. PAUVRE MEC VA !
….Marc redescend la rue et au jazz a succédé le blues. Il se sent bien entouré… Il aperçoit la fille de ses sentiments remonter la rue dans l’autre sens, son gorille cradoc’ l’enlace. Elle ne l’a même pas remarqué alors que lui ne voit qu’elle, dans ses rêves aériens, dans sa musique démodée. Projection fantasque d’une vie bleutée. Marc sourit de ces lèvres qu’ont les êtres embrumés. Ses rêves sont plus poétiques que leur réalité. Mais la poésie est immortelle, pas vrai ?

 

Comme cela commence à être une habitude, je compte sur vous pour partager cet écrit si vous pensez qu’il mérite d’être connu. L’issue du combat dépend de vous. Merci pour lui.

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