suite de la chronique souterraine #3 (mais qui peut se lire à part)
….Après un petit déjeuner rapide, François et les deux Allemandes se séparèrent. Bien entendu ils s’échangèrent leurs coordonnées et, bien entendu toujours, personne n’en fit jamais usage.
….Le pouce à nouveau tendu au bord de la route, direction le nord, François fut embarqué par un gars d’une trentaine d’années, barbu, sympa. Il filait sur l’Argentière, un patelin aux portes de Briançon. Le gars sympa avec la barbe était un éducateur spécialisé dans la réinsertion des jeunes travailleurs. Si déjà les jeunes avaient besoin de se « ré »insérer au travail, c’est que ce pays avait un truc qui clochait depuis longtemps. Il était spécialisé dans les travaux paysagers : tronçonnage, débroussaillage, élagage, en gros tout ce qui nécessitait des machines lourdes et bruyantes et tranchantes pour donner à un buisson la forme d’une couille géante et bien dégagée sur les côtés. François lui ne voulait pas travailler, pas tout de suite, il demanda au gars s’il connaissait un endroit peinard où poser sa tente.
….« Ça va être compliqué ici, répondit le gars, l’hiver arrive. T’as bien ce camping en bord de Durance, mais tu vas avoir froid.
….– J’ai pas assez d’argent pour le camping. »
….Le type marqua un temps, il semblait réfléchir…
….« Ok, finit-il par lancer, je vais te montrer une ruine pas trop mal. Mais fais-toi discret, les gens ici sont de vrais connards. Au fait, fit le type en lui tendant sa main, moi c’est Brice.
….– Enchanté Brice, moi c’est François. »
….Ça n’a l’air de rien ces deux lignes, mais elles changèrent la vie de François à jamais. C’était la première fois qu’il se présentait à quelqu’un « à l’ancienne », on dit son prénom et on se serre la pogne. C’était un art qui se perdait. Durant toute sa vie François s’évertuera à le promouvoir.
….Brice en profita pour se renseigner un peu sur son passager. Ce qu’il faisait, d’où il venait, pourquoi, ce genre de chose. Sans doute un mélange de curiosité personnelle et de déformation professionnelle. François resta vague, moins par envie de cultiver le mystère que parce que sa gorge se serrait quand il pensait à sa vie, à celle qui n’avait pas su aimer, à tous les rêves gâchés gravitant autour. Brice ne comprit qu’une chose, l’essentiel en somme, c’est que ce p’tit gars transpirait le malheur par tous les pores.
….Comme promis Brice montra la ruine à François. Avant de le laisser, il lui donna sa carte de visite, au cas où. « Salut et bonne chance. N’hésite pas si t’as besoin d’aide. – Merci. »
….La ruine tenait plutôt la route. C’était en réalité une bergerie abandonnée au bord d’un champ, longée par un chemin à un demi-kilomètre de la nationale. Plusieurs maisons gravitaient autour du champ, sans pour autant le coller.
….L’intérieur sentait la poussière et l’abandon, François s’y senti tout de suite à l’aise. Après avoir brièvement balayé le sol avec une branche de buis, il installa son couchage sur la dalle en béton au fond et sortit les affaires de son sac pour se faire son petit confort.
….Il resta dans la bergerie une petite semaine, ne sortant que pour aller chier et puis tous les deux ou trois jours pour prendre le bus afin d’aller en ville chercher de l’eau et des vivres. Ses économies fondaient à vue d’œil mais il s’en foutait. François se trouvait bien dans cette bergerie, loin des gens ou presque, il se sentait en sécurité, prenant d’extrêmes précautions lors de ses sorties. Malgré l’absence de porte, le vent ne s’engouffrait jamais à l’intérieur, la toiture tenait la route et son duvet, ses tisanes et ses soupes en poudre le protégeaient bien du froid. Lorsque la nuit tombait en fait d’après-midi, il s’allumait deux ou trois bougies qu’il enveloppait de papier d’aluminium pour mieux en diriger et réfléchir la lumière. Bref, il se sentait bien, et n’avait pas besoin d’autre chose… Ou presque.
….C’était son cerveau qui lui causait le plus de dommages. Sa culpabilité et ses angoisses lui donnaient l’envie de s’arracher les veines avec les dents. Ses lectures lui sauvèrent la vie, surtout Bukowski. Ce mec était pour François ce que devait être un véritable ami : quelqu’un qui sait que tu as mal, que cette douleur ne passera jamais ou presque, mais reste là, présent à côté de toi dans cette vie pourrie, te préparant une cigarette, t’offrant un verre, sans jamais te balancer les foutaises habituelles du genre « mais tourne la page bon Dieu, va de l’avant » ou « t’inquiète pas, ça va aller. » Non, ça n’irait pas, pas quand on est fabriqué de la sorte, Bukowski le savait, François le savait, et l’entendre de la plume d’un autre l’aidait un peu à dormir.
….Le soleil n’était pas encore levé lorsqu’une brusque douleur dans le dos réveilla François en sursaut. Suivie d’une gueulante « Aller debout ! Fini de pioncer ! »
….Deux gendarmes étaient là, dans la cabane. L’un fouillait ses affaires tandis que l’autre – celui qui gueulait – lui filait des coups de pompe à travers le duvet. François se leva d’un bon.
….« Qu’est-ce que vous foutez ici ?
….– Toi qu’est-ce tu fous ici, se marra le gendarme qui donnait les coups de pieds. Les voisins nous on dit qu’un vagabond squattait la ruine. T’es sur une propriété privée, alors tire-toi ou on t’embarque. »
Malgré toutes ses attentions, il s’était fait quand même griller alors, et ces Français bien comme il faut ne l’avaient pas raté. Vagabond… Alors c’était comme ça qu’on appelait un jeune paumé dans un pays qui ne lui offre rien d’autre que la soumission ? Dire qu’il avait tout fait pour ne rien dégrader, au contraire, il avait amélioré les lieux. Pays de cons ! À la révolte de la surprise et de son traitement, s’ajoutait le fait qu’il avait oublié de mettre son bonnet pour dormir, le froid sur son crâne nu lui avait collé la migraine. Ça accentua la colère.
….« Et je vais où ? Je fais rien de mal et…
….– On s’en bat les couilles !
….– Virer un jeune français de sous un toit abandonné pour le remettre à la rue et s’en battre les couilles, charmant la non-assistance à personne en danger. Quel beau métier que le vôtre. Protéger la population c’est ça ?
….– Hého petit con, tu préfères qu’on t’embarque et qu’on te foute en cellule ?
….– Au moins je serai nourri et j’aurai chaud. »
….François dormira en cellule, mais pas cette fois. Les gendarmes rempliront brutalement son sac – déchirant son duvet au passage – le sortirent de la cabane puis se barrèrent, le laissant en plan. Il eut beau en rencontrer des flics et des gendarmes dans sa vie, aucun ne remonta le niveau de ces deux-là. Comme quoi il n’y a que lorsque l’on est une saloperie que l’on cherche à faire appliquer la Loi. Lorsque l’on cherche justice et sagesse, on devient instituteur, pas porte-flingue de la répression.
….C’est la rage au ventre que François se dirigea vers Briançon. Il aurait pu prendre le bus mais il n’avait plus un billet. Il aurait pu faire du stop mais faire appel à l’humanité lui donna envie de gerber pour la journée.
….Il se pointa en ville et en sueur peu avant midi. Il faisait beau, les gens vivaient une journée normale. Ils avaient eu le temps de boire leur café, beurrer une tartine, peut-être la faire tomber sur le carrelage et gueuler une injure, mais rien de bien plus grave.
….François fit le tour de la ville puis posa son cul et son sac sur un banc. Peu entraîné, sa marche l’avait fatigué et diminué sa rage. Et alors ça le prit, la grosse brume noire. Ça le prit à la gorge, aux yeux, au ventre, partout. Perdu, il se sentait perdu. Sans fric, sans amour, sans envie de vivre, il ne lui restait qu’une option : crever. Le tout était de savoir où. Ouais, y’en avait marre de ces conneries, il fallait en finir. Bien décidé, il se leva de son banc, prêt pour sa dernière marche. En passant devant la poste, et sans trop savoir pourquoi, il leva les yeux vers le distributeur de billets. Celui-ci affichait « Sélectionnez votre montant ». François, étonné, regarda les gens autour du distributeur, personne ne semblait s’y intéresser. Alors il s’approcha. Ouais, une carte avait était mise, le code tapé et le distributeur marquait bien « Sélectionnez votre montant ». Enfin la chance se pointait ! Pour ne pas risquer le refus, François tapa « 80 euros ». Magique, le fric sortit. C’était à ne pas y croire ! Peut-être que Dieu existait en fin de compte ? De peur que le propriétaire de la carte ne se pointe, François prit rapido les billets, saisit la carte, la cassa en deux et la mit dans une poubelle. Puis il se dirigea vers un petit hôtel. Il paya en liquide une petite chambre à quarante euros. Une fois planqué, il ferma la porte à clé et s’écroula sur le lit pour dormir trois bonnes heures.
….À son réveil, la nuit tombait. Il se lava, se rasa, enfila des fringues propres et sortit. Après avoir acheté et enfourné deux gros sandwichs – un jambon beurre et un autre au fromage – il échoua dans le bar à côté de l’hôtel. Il posa son billet de vingt sur le comptoir et demanda au patron de lui remplir son verre de mauresque aussi longtemps que le billet tiendrait, puis s’assit à une table en fumant clope sur clope et en enfilant ses verres en silence. C’était un endroit où le patron payait sa tournée tous les trois verres à une époque où l’on pouvait fumer dans les bars et où le verre de pastis coûtait moins d’un euro vingt. Quelques heures plus tard, le billet avalé, François sortit du bar complètement explosé. Il gerba dans une ruelle puis réussit sans trop faire de bordel à regagner sa chambre. Il s’écroula sur le lit comme une merde ivre et légère. Il reprenait goût à la vie pour quelques heures. Et il avait pris une décision qui lui faisait bien mal : demain, il chercherait un patron.
….