Avant qu’il ne cesse de l’être, Gilles était un très bon copain. On s’est rencontrés dans un asile privé, tous les deux pour la même raison : une femme. Moi j’avais forcé mon corps à faire un choix ente la vie et la mort en lui foutant dans le cornet une rasade létale de médicaments remboursés par la Sécu, lui y était pour un cas tout aussi classique : un divorce mal vécu suivi de l’alcoolisme qui va avec. Tous les deux nous avions fuis à 10 000 km de nos proches, histoire de leur épargner la descente et surtout de ne pas l’assumer.
Ça a tout de suite matché avec cette alsacien bourru et barbu d’un mètre cinquante, du psoriasis plein les pognes et une gueule au moins aussi grande que la mienne. À cette époque – mais je doute que cela soit très différent aujourd’hui – entre deux passages des infirmiers et un rendez-vous déballage de pathos chez le psy, assorti d’un ré-ajustage de cachetons, il n’y avait vraiment pas grand-chose à faire à l’asile. Grosso modo nos journées étaient les mêmes : on buvait du café, on fumait des clopes, on jouait au poker et on discutait, beaucoup. Pour ça, on avait le temps. Des journées entières assis dans la cour à regarder que dalle et à causer. C’était une bien meilleure thérapie que celle des blouses blanches. Je lui parlais de mon fils et de mon ex, il me parlait de son ex et de ses filles. Au fond, on était tous les deux crucifiés d’avoir laissé nos progénitures là-bas, sans oser s’avouer qu’on n’avait plus les couilles d’en être responsables. Les dénis, ça peut vous ronger un homme jusqu’au cancer.
Je me rappelle qu’un jour, comme j’avais déjà torché mon premier bouquin, Gilles m’avait demandé d’écrire à sa place une lettre pour ses filles. J’avais d’abord refusé, me proposant plutôt de lui inspirer les grandes lignes mais que ce soit lui qui s’en tape la rédaction. Finalement c’est l’inverse qui s’est passé, il a balancé ce qu’il avait à dire et moi j’ai pondu le courrier en y mettant les formes. Une sacrée belle lettre, je sais qu’il en a pleuré. Le résultat a été cool puisqu’après des années de silences, suite à cette lettre une de ses filles lui a répondu qu’il lui manquait et qu’il allait être grand père. Ce bourricot tout ému n’a jamais donné suite.
Au fur et à mesure de semaines, tandis que je commençais lentement à me calmer, Gilles lui continuait la dégringolade, au point qu’à un moment les psychiatres n’ont rien trouvé de mieux que de lui faire commencer des séances d’électrochocs. « Sismothérapie » qu’ils appellent ça. Je préfère le terme « chaise électrique à faible voltage ». Ah pour ça, ça a été efficace ! Je passais mes journées à répéter mes phrases en boucle, tant sa mémoire à court terme était flinguée ! Des génies !
Une fois sorti de l’asile, j’ai repris un temps ma vie d’avant, c’est-à-dire fréquenter les bars, tringler ce qui présentait et écrire dessus. J’ai revu Gilles quelques fois mais sans plus, il s’était foutu à la colle avec une malgache totalement cintrée. Une fois cartonnés à la 8.6 et au rhum, ils s’en faisaient voir de toutes les couleurs. De mon côté, je me suis mis à la rédaction d’Où veux-tu qu’je r’garde ?, j’ai rencontré Mary et après quelques années ensemble, elle m’a accompagné pour mon retour en Provence (cf les précédentes chroniques, je vais pas refaire le détail).
Après quelques mois sur place on a trouvé notre petite barraque avec jardin, nos CDI respectifs et enfin notre séparation. C’est un peu avant celle-ci que j’ai repris contact avec mon pote, via Facebook. Il s’était trouvé un petit appartement et passait ses journées à picoler et à s’énerver devant BFM. Suivi j’imagine de quelques branlettes dans des chaussettes. Je me rappelle que je lui avais proposé de me retrouver pour qu’il se rapproche de ses filles et sorte de son cercle, je lui aurait trouvé du boulot ici, il a refusé pour pleins d’excuses.
Gilles appelait souvent, bourré les trois quarts du temps, et on finissait toujours par se fritter. Opinions politiques divergentes. Y’a pas mieux que la politique pour dénier notre propre connerie. Se placer comme ayant raison, donc dans le camp du Bien, et vouloir à tout prix tordre l’autre parce qu’on pense qu’il a tort, donc qu’il est dans le camp du Mal, un bon vieux business de crétins ! Bref ça a fini qu’un soir, je l’ai envoyé se faire foutre. Il me demandait de lui prouver que je n’étais pas un extrémiste, je lui ai dit que je n’avais rien à prouver. Et voilà. Il a tenté de rappeler quelque fois, je n’ai jamais décroché.
Un an est passé. J’ai quitté mon boulot, ai eu quelques histoires d’amour et cet hiver j’ai reçu un message de la mère de Gilles, pour l’anniversaire de sa mort. Il avait été retrouvé dans son appartement, les médecins avaient conclu à une crise cardiaque. Il avait 52 ans. Un homme seul, alcoolique, vivant des aides psychiatriques à 10 000 km de sa famille, ils n’ont pas cherché plus loin.
Par réflexe j’ai pris mon téléphone, je l’ai appelé, je suis tombé sur sa messagerie et j’ai dis un truc du genre « Salut, il paraitrait que t’es mort. Si c’est pas vrai décroche, si c’est vrai, que Dieu ait ton âme mon pote ». Gilles n’a jamais rappelé.
Par regroupement, j’ai pigé que son dernier appel correspond à peu près au moment de son trépas, et ça m’a tordu l’esprit un moment de me demander ce qui se serait passé si j’avais décroché. Pour se faire des films cette histoire-là est balaise !
Sa gueule est toujours sur Facebook. Et moi je tenais à vous parler de lui… Il s’appelait Gilles, c’était un bon copain jusqu’à ce qu’il cesse de l’être. Il n’était pas parfait, loin de là. Il a eu une vie d’humain.