« – Alors vous trouvez qu’il y a trop d’impôts ?
– Trop d’impôts, trop de travail quand on est payé par le bâton ou par la corde
– Mais vous parlez en traître !
– Couramment. »
Film Robin Hood – 1938
Avec leur guéguerre en chemisette Stabilo qui durait depuis quatre jours, la seule chose qu’ils avaient gagnée pour le moment c’était des coups de matraque dans la tronche et des vieilles écrasées par des mères de famille. Comme tout se passait sur les routes, les rues du centre-ville étaient calmes. Bel avantage ! Ainsi, là où les guignols, avant, traversaient la route à fond la caisse dans un boucan d’enfer sur leur scooter modifiés à la con, et vu que, maintenant, ils étaient en train de jouer à Street Fighter avec Robocop, on pouvait entendre les oiseaux sur le front de mer, ce qui était pas mal.
Toutes les écoles étaient fermées, les commerces aussi. Le préfet faisait venir de Strasbourg des renforts de blindés et d’hommes (bonne idée au passage de faire venir des bleus racistes comme pas deux pour calmer des noirs). Ça devenait n’importe quoi. Un flic s’était même fait sauter la main, tout seul, ouais. Il a vu trois pauvres gars fumer une clope et s’est fait péter sa bombe lacrymo dans la main. Les autres, se faisant filmer leurs tabassages, tabassaient les filmeurs, arrachaient les téléphones et effaçaient les preuves. Bref, c’était gai en démocratie éclairée !
Comme me l’a écrit un de mes potes en voyant tout ça, avec les Écorchés j’avais peut-être écrit un roman d’anticipation. C’était sans doute ça mon problème, la France avait dû attendre d’être dans le même état que moi pour se bouger la couenne. Sauf que moi, maintenant, j’étais passé à autre chose, un peu plus loin encore dans le désespoir. Ayant réussi à vendre quelques livres peu avant, j’avais du café et des pâtes en réserve pour tenir un mois, ils pouvaient donc la continuer leur jacquerie jaune. Plus il y aurait de dégâts matériels, plus il y aurait de travail dans la construction pour les travailleurs détachés. On n’allait quand même pas filer du boulot à ceux qui en demandaient, fallait pas déconner !
Je pensais en souriant à mon ancien maire, devenu Sinistre de l’Inférieur depuis peu. Un sacré baptême du feu… Dire que pour fêter sa première élection à Forcalquier, y’a au moins quinze piges, le père Casta’ avait organisé un concert gratuit avec le guitariste de Trust et un gars pressenti à l’époque pour devenir de bassiste de Metallica. Que de chemin parcouru ! Depuis, même sa façon de parler avait changé, à croire que l’ascension sociale modifie les gènes.
Quant à Dictateur Junior, il devait se prendre une sacrée diarrhée tant le pays le faisait chier ! Bien fait pour sa gueule ! C’est tout le problème de ces gens-là, ils ne vivent pas, ils comptent à l’infini. Sauf que dans la vraie vie, même un gant de fer finit par s’user, on découvre alors la main molle planquée dessous. Lorsqu’il est vraiment acculé, un faible peut devenir extrêmement dangereux, je le sais, je suis faible. Gare donc des deux côtés, un pouvoir qui perd de sa force devient tout de suite moins marrant. Le but du jeu était donc d’observer qui du peuple ou du roi serait le plus violent. Vu que le mouvement des faibles de départ devenait de plus en plus fort, la réplique risquait d’être cocasse.
Pour ce qui était des gilets jaunes, hormis ma remarque sur leur retard à l’allumage, je n’avais rien de particulier contre eux. Seules choses qui méritait ma méfiance : leur surmédiatisation et l’absence totale de réflexion sur le Saint Empire bleu aux étoiles d’or, source, à mon avis, d’une grande partie de leurs malheurs, et des miens. Mais on ne va pas demander à une masse d’avoir un cerveau, déjà qu’elle s’est découvert un cœur, ça va ! Ils avaient tout de même le mérite de passer des nuits blanches dans l’espoir d’améliorer leur quotidien. Là où ils se trompaient, c’était de le demander à un roi qui n’avait plus les manettes au lieu de l’organiser eux-mêmes leur quotidien. Mais je ne leur en voulais pas, comme moi, ils étaient Français, donc amnésiques. Des inventeurs d’un confédéralisme passé par les armes de la police ou englouti dans la boue des tranchés lors de la première guerre industrielle, il n’en restait du nom que des injures et des punks à chien. Alors ils s’accrochaient à des chimères, comme ces bises gluantes que l’on pose par dégoût sur des gens qu’on méprise pour se faire croire encore qu’il y a quelque chose à sauver.
Non, ce qui commençait à me les tordre dans cette histoire, c’était l’interdiction de vente d’alcool et le couvre-feu à partir de 21 heures. Après deux jours passés sans boire, mon sacrifice pour la république avait largement dépassé les bornes. Aussi hier, je suis parti en ville à la recherche de la résistance, la vraie, celle du parti du Picon, verre en avant toute !
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’ambiance était particulière en ville. Déjà le calme, mais je l’ai déjà dit, et du bleu partout, sur la mer, dans le ciel, sur les motos, dans les bagnoles, dans les lumières sur les toits des bagnoles, partout. Un carnaval à thème sur ordre de la raie publique autour de poubelles liquéfiées et de goudron fondu. Et puis dans l’air… ce phénomène de masse critique, partout, palpable. On sentait que l’île en avait encore sous le pied, ça n’avait pas encore assez pété. Et quand les gueulards causent à des sourds, les plus puissants se frottent les mains à l’annonce d’une guerre, histoire de relancer l’économie et d’envoyer les gueulards au charnier. Les sourds, ça aime le silence populaire.
L’île partait en feu, dans une ambiance lourde, si lourde, comme si le ciel voulait s’asseoir sur nos épaules. Alors je cherchais à boire des bulles pour essayer de l’alléger. Peine perdue d’avance, c’était un ciel qui n’avait que faire des révolutions.
Je contournais les milices d’état en prenant vers l’ancien cinéma. Il avait crevé peu après les cinquantaines d’hectares de champs bétonnés plus loin, hors de la ville, pour la création d’un complexe. Certains appellent ça un génocide de la nature, l’augmentation de la pollution pour cause d’emprisonnement à la bagnole, d’autres le développement de l’activité économique dans un secteur en pleine croissance. Chacun sa Bible et le vocable qui part avec. Moi, depuis que le ticket de cinoche avait rivalisé avec celui de la blague à tabac, je m’étais mis à la pipe et Lucien, l’ancien propriétaire de l’ancien cinéma, avait bien entendu été écarté par le maire de cet immense progrès.
Trois cents mètres à pied de plus et, au détour la rue des Bons Enfants, un rideau de fer baissé, avec de la lumière derrière. J’ai collé l’oreille : des bruits de blabla, de briquets et de verres qui se posent sur un comptoir en zinc. Petite tape contre le rideau histoire d’avertir les occupants, réponse en silence de mort, bingo ! « — Qui c’est ? — L’Écrivain. — Putain Marc ! — Désolé Val’, fais-moi rentrer, j’ai soif. — Passe par-derrière. » Je passais par-derrière. Valentin ouvrit la lourde porte de métal, soulagé, comme moi. lui que je ne sois pas un flic, bois qu’il soit présent. Serrage de main, entre vite. Tu m’as fait flipper. Moi j’ai flippé de ne pas te voir. Tu veux quoi ? Un p’tit Picon.
Il y avait là-dedans quelques habitués de longue date. Une sizaine. En un an j’avais rejoint le cercle à force de fréquentations, sans vraiment le vouloir. Je crois qu’ils m’aimaient bien. J’avais le cerveau trop pris pour être vraiment des leurs, mais j’étais trop triste pour être dangereux. Après les salutations de rigueur, je m’installais au bar et, heureux devant mon verre brun déjà servi, commençait à bourrer ma première pipe, au deux tiers, j’en étais encore au culottage.
« Tu te la joues hipster maintenant Marc ? — Non Chris, je me la joue pauvre. Pour une pipe je fume l’équivalent de trois clopes, alors ça m’allège un peu les comptes. — Dis, je vois pas trop de nouveaux écrits sur ton blog, page blanche ? — Ouais »
La conversation, bien entendu, bifurqua sur les gilets jaunes et le bordel dans l’île. Et bien entendu encore, je n’entendis rien de bien original par rapport à ce qui se disait aux infos. Alors j’écoutais sans l’ouvrir, buvant tranquillement tout en tirant sur ma bouffarde. Mais je les connaissais ces animaux, comme mes avis les faisaient marrer, je n’échapperais pas à la contribution conversatoire. Ils me trouvaient « radical » comme on dit, extrême. Moi, c’est l’idéologie dominante que je trouvais extrême. Quand les chevelus à col blanc de Paris doigtent le point Goldwin à chaque interview pour dénigrer une révolte au lieu d’écarter leurs œillères et mettre en branle leurs neurones, c’est ça que j’appelle, moi, être radical. Alors à un moment ça n’a pas loupé :
« Et notre écrivain, il en pense quoi ? — Il en pense qu’avec toute la merde qu’il y a dans les yeux de tout le monde, les champs de la connerie sont encore loin d’être stériles. — Tu veux dire quoi par-là ? — D’abord que l’analyse est tronquée. On dit que c’est une manifestation apolitique. C’est faux, elle est apoliticarde. Ensuite, il faut commencer à mettre des mots sur ce qui se passe, même des gros, mais des vrais. Lorsque notre Premier ministre dit à France 2 que la France n’est pas l’anarchie, il a tort. Une révolte populaire, gérée de façon collective sans hiérarchie, c’est précisément une partie de la définition du socialisme libertaire, donc de l’anarchie. Mais lorsque tu as devant toi une masse qui connait que dalle, c’est facile de faire passer ça pour un gros mot. Aussi, le jour où le mot liberté aura une connotation négative en dehors de l’économie, les dominants auront gagné. Ils en sont presque là. Alors les gens peuvent aller gueuler leur mal-être, tant qu’ils n’arrivent pas à le définir, les remèdes seront toujours pires que les maladies. Quand quelque chose ne marche pas, on le change, point barre. Mais ce qui m’impressionne le plus, c’est que je n’ai entendu aucun artiste, aucun pseudo-intellectuel ou presque, prendre la parole en public pour le peuple. Imagine Brassens, Camus, Aragon et Ferré devenir inaudibles ou se placer du côté de Macron et tu auras tout le drame de ce pays. Le même soir que l’intervention du Premier ministre, il y avait Berry et Vanessa Paradis sur le plateau. C’était merveilleux de décalage. Même si je les aime bien, pour des gens dont l’avenir financier et professionnel n’est plus à craindre, ce silence pathétique et coincé sur un sujet aussi présent avait quelque chose d’indécent. Pour le reste de ce que je pense, je l’ai déjà écrit. Aux gens de lire ceux qui parlent d’eux au lieu de faire un best-seller du bouquin de Nothomb, chacun son taf’. Un autre Picon s’il te plait Val’. »
Il y a eu un petit blanc de silence, puis un « Putain Marc, tu vas loin », puis mon Picon est arrivé et le blabla des « Oui mais… » avec. Ma pipe s’était éteinte, je la rallumais.
Sabotage. Ce doux mot de sabotage pratiqué quotidiennement dans ma vie n’avait aucune résonnance chez les gilets jaunes. Je n’avais pas d’argent en banque et vendais mes bouquins au black dans les bars, je faisais ma part. Je n’étais pas eux, et ils ne me comprenaient pas. Même légitimes, ces évènements n’étaient qu’une révolution en demi molle d’un peuple trop soumis pour s’affirmer vraiment. Le confort du canapé l’emportera toujours sur la prise de risque d’aller au bout du raisonnement : casser ce qui nous casse, ou mieux, faire sans. Apprendre à fabriquer une intelligence parallèle, cela demande du temps et de l’effort. On en était loin, on verra ensuite. Bloquer et cogner du flic, ça soulage, mais c’est comme caler un doigt à une putain, ça fait rire un peu au début puis ça devient vite puant.
Et que l’on ne me reproche pas de mettre de l’huile sur le feu à une époque où les maîtres sont des traitres et les gueux des endormis profonds. Dans le fond ils me font tous bien rigoler, surtout à la radio, quand après les engueulades sur le prix de l’essence et le foutant écologiste passent des pubs pour les bagnoles, ou quand après l’annonce de la suppression des cotisations sociales d’autres slogans flattent les mutuelles ou les abonnements aux retraites complémentaires, personne ne pense à rien, personne n’y voit rien, ne fait aucun lien.
Dans mon silence isolé, moi qui fume et roule au diesel, vis sous le seuil de pauvreté dans quatorze mètres carrés, je suis tout de même bien content, j’ai écrit quelques lignes qui, comme cette guerre, verraient le plus important de leur contenu passer à la trappe. Mais dans le confort de mon fauteuil, je savoure ma gueule de bois, ayant soutiré quelques bouteilles à Val’, je bois seul pour éviter les bobards et les silences conditionnés de pauvres diables broyés de superflus. Tout va très bien.