Certaines journées, dès le matin, vous changent la vie, d’autres la semaine ou que dalle. Parfois cela peut s’avérer génial ou totalement dramatique, mais le plus souvent cela stagne simplement au niveau du merdique ou du médiocre.
Il paraît qu’il s’agit d’une question d’énergie personnelle, d’alignement des étoiles, du Plan qu’un dieu quelconque a dessiné à votre place, de la conjoncture, de ce que vous avez bouffé la veille ou de si ce fameux matin est un mardi ou un dimanche.
Le matin génial pourrait ressembler à un lundi de janvier. Vous vous réveillez et il y a quelqu’un dans votre lit qui vous regarde. Une fille. Elle est belle, intelligente, drôle, douée, et vous êtes amoureux d’elle depuis des années. Et ce matin-là, pour la première fois, elle est là près de vous, nue sous la couette, à vous regarder dormir. Ses yeux brillent, son sourire brille, ELLE brille. Et vous, vous planez. Après lui avoir doucement dit bonjour, vous vous violentez à sortir de la couette et de la bulle. Vous préparez le petit déjeuner. Comme vous savez que c’est son anniversaire à elle aujourd’hui, vous prétextez d’aller chercher des pains au chocolat à la boulangerie, mais c’est une tarte au citron votre quête. C’est son truc à elle les tartes au citron.
Dehors, la gifle du froid à l’air d’une caresse tant à l’intérieur de vous il fait bon. Pour la première fois depuis des années, vous vous dites que vous avez de la chance, que vous êtes un gagnant, un seigneur, que cette fois ça y est : le dieu quelconque vous a à la bonne.
La tarte au citron soigneusement emballée à côté des pains au chocolat et des croissants, vous ouvrez la porte de chez vous. Votre petit bonhomme de trois ans est à peine levé. Bon timing, il n’a pas eu le temps de paniquer de ne pas voir son papa. Il porte son pyjama une pièce rouge et blanc, vous l’embrassez, il sent bon, il sent toujours bon. Puis vous lui dites doucement que c’est l’anniversaire de la fille à côté, alors on va lui faire une surprise. Vous voyez votre petit gars trottiner jusqu’au canapé où se trouve la belle, il se plante devant elle et lui balance « Eh tu sais quoi c’est mon anniversaire ! ». Elle éclate de rire. Vous arrivez avec votre tarte et la moue du gars qui a foiré son coup. Elle vous rend votre moue, des constellations plein les yeux. Le petit déj’ commence avec une nouvelle histoire d’amour.
Le matin dramatique ressemble à un dimanche de juin. Deux ans et demi plus tard et le même canapé. Vous avez passé la nuit à boire et à rêver de cette fille. Elle portait une robe de chambre écrue, vous souriait par provocation. Une souillure couleur merde coulait d’entre ses cuisses et marquait sa robe. Vous vous réveillez en vrac. Vous êtes seul dans votre lit et vous êtes seul dans l’appartement, le petit fête son sixième anniversaire chez sa mère. De la gorge aux orteils, vous êtes en douleur de partout. Les tripes en feu et le dos soudé. Impossible de se lever. Tout est dilaté. Partie. Elle est partie. Pire : elle s’est envoyée en l’air avec un guignol simplement pour le fun. La première chose que vous buvez est le fond d’une bouteille de porto blanc échoué près de vous. Durant trois ans, en plus du whisky, vous en boirez trois par jour, pour endormir le feu du bide et la douleur du dos.
Dehors, le soleil tape, c’est l’été. Les jours s’allongent, les fringues des filles se raccourcissent. C’est la saison des festivals, des randonnées, des sorties à la plage, de la fête. Vous décidez d’aller vous promener histoire de faire s’évacuer les idées. Vous vous plantez : les idées sont parties, ce sont les angoisses qui restent. Et devant votre porte, une seule question se pose : Où aller ? Et pourquoi ? Profil bas, vous choisissez le Monoprix près de chez vous, achetez à boire puis vous rentrez picoler. Vous ne le savez pas encore mais l’asile n’est pas loin, le tribunal non plus. Vous vous dites que tomber amoureux c’est un peu comme croire au père Noël, un jour on apprend la vérité et c’est fini.
Vous avez perdu, le dieu quelconque a repris les cartes.
Ça a pris du temps pour l’accalmie viscérale. Presque quatre ans. Le dos lui se fait toujours sentir, vous cherchez encore la clef. Vous avez quitté votre boulot, votre hémisphère, vos illusions, vous avez pris du bide et perdu de la santé. Vous tracez sur une route absurde et la plupart du temps ça vous va. Quand ça ne va pas vous buvez. Mais comme vous buvez aussi en prévention, la plupart du temps ça va. Vous avez expérimenté de dormir sur le trottoir, de dormir sur la plage, de baiser au volcan.
Pour les filles aussi ça va. Vous avez eu votre lot de réveils merdiques à côté de cageots ou de foldingues à qui vous broutiez la chatte parce que trop saoul pour bander. Maintenant vous vivez avec une femme, mais c’est loin d’être comme un matin de janvier. C’est elle qui vous a choisi, alors pourquoi pas après tout ? Elle est pas pire qu’une autre, et plutôt bien sur beaucoup d’aspects : elle vous fout la paix, croit en vous, vous fait le plein de bières et vous passe gentiment votre gouttière lorsque vous grincez des dents, c’est-à-dire toutes les nuits. Elle est sans doute bien paumée aussi…
Ce matin-là vous vous réveillez dans cette porcherie que vous louez pour trois cents euros la piaule. Vous vous préparez un mauvais café, le genre pas cher qui tape le cœur. Puis vous vous asseyez devant votre ordinateur et regardez votre blog. Oui, vous avez un blog, un blog d’écrivain. Vous avez trouvé la brillante vocation de demander au clavier de mettre à manger sur la table. Pour le moment il n’a pas trop l’air d’accord, et le dieu quelconque non plus. Tout d’un coup l’ordinateur plante. Lorsque vous le rallumez, le texte que vous veniez d’écrire est parti avec la mise en page du blog, vos derniers articles et le programme qui permet de poster votre travail. Vous passerez plus d’une semaine, des heures et des centaines de cigarettes à essayer de trouver la panne et tenter de remettre le tout dans un état valable. De quoi s’arracher les cheveux !
Entre temps votre femme vous appelle :
— Je peux te déranger ?
— Oui.
— J’ai trouvé un petit chat.
En effet, elle a trouvé un petit chat. Peut-être deux semaines. Il se trouve sous la roue d’un camion, de l’autre côté de la rue. Elle l’a trouvé parce qu’il arrêtait pas de gueuler. Il a les yeux fermés, collés par la merde. Alors vous le prenez, lui décrottez les yeux avec un coton-tige mouillé puis lui filez du lait.
Il récupère bien, évolue, joue avec vos chaussettes sales, pisse derrière la télé et vous lacère les jambes lorsqu’enfin vous parvenez à réécrire sur votre blog. Vous êtes en octobre, le dieu quelconque vous balance des coups de boutoir par-ci par-là mais vous avez appris à encaisser. Il n’y a pour le moment ni miracle ni drame à l’horizon. Seulement un frigo qui pue, un cendrier renversé et l’élagueur qui, non content de vous réveiller à huit heures, balance ses poussières sur votre linge en train de s’étendre.