T’as pas de boulot ? L’hiver vient ? T’as mal à la main tellement t’en as du mal à couper ton saucisson ? La première ville digne de ce nom est à 45 minutes en bagnole de chez toi et ton contrôle technique est périmé depuis deux mois ? Sur ce tu te sépares et donc tu manques de tunes ? Ben viens faire le berger pour les copains ! En plus ça te fera une cure de vitamine D à l’œil !
Vraiment, y’a pas à dire, j’adore la campagne ! C’est un microcosme solide pour peu que l’on veuille rendre service. Car c’est de cela qu’il s’agit, rendre service, dans les deux sens. T’as besoin d’un berger, j’ai besoin d’un taf non manuel durant quelques temps, échange de bons procédés façon poignée de main type contrat à l’ancienne, avec la parole qui va avec.
Donc me revoilà dans les collines avec les chèvres, dans l’attente de piger comment manier la novlangue pour que mon dossier de créateur d’entreprise passe. Parce qu’à oui ! J’ai pas parlé de ça, mais c’est un truc de fou : Pôle Emploi m’a bifurqué sur une agence de formation pour m’aider à y voir plus clair dans mon projet de devenir indépendant. En soit, l’idée me bottait vu que, en temps que fils de fonctionnaires communistes urbains, ma seule vision du travail était d’aller me faire exploiter dans une usine, et bien entendu aller me maquer avec la CGT locale. En gros, je devais vivre comme un prolo d’il y a un siècle et demi, avec une vie rythmée par les 3/8 et les congés payés ! L’enfer version faucille et marteau. Comme ces derniers temps je cherche à me décontaminer de toutes ces conneries marxistes, l’idée de devenir maître de ma vie, donc un indépendant, donc un patron, donc un exploiteur, donc le diable, s’est imposée à moi. N’y connaissant rien, n’ayant ni cette culture ni cette éducation, un coup de main pour y voir plus clair était le bienvenu.
Alors me voici à l’heure d’ouverture (9 heures ! bande de flemmasses !), dans un bureau fermé, avec une nana qui parle à peine le français et qui porte un masque. « On ne peut pas l’enlever le masque ? — Non on n’a pas le droit ». Va pour la muselière… Donc elle commence à m’expliquer… qu’en fait elle ne va rien m’expliquer. Que son rôle est de me faire remplir un questionnaire gros comme ça avec des termes, mais des termes – qu’est ce que ça veut dire PMSMP Lieu de réalisation ? – pour que « mes mots correspondent à ce qu’il est correct de mettre dans un dossier » phrase véridique. Si ça ce n’est pas un resucé de l’Union soviétique… Et, pour finir, une fois mon dossier correct – et mon cerveau lavé ? – elle m’aiguillera vers d’autres entreprises si j’ai besoin de formations nécessaires… Je sens que ça va être de la tarte !
Bon en attendant, me revoici donc berger, quatre heures par jours. Chèvres dans les forêts de chênes provençales en automne, odeur de lavande sauvage piétinée dans l’air, ciel bleu, soleil fade, mistral – donc pelage de couilles – bruits de mastications et de clochette, parfois un putain d’avion de l’armée passant furieux en rase-mottes, sinon nature calme et volupté, en bref le top du top, le Plantafin des jobs !
Mais, d’après ce que l’on voit sur les écrans – donc ce doit être la réalité n’est-ce pas ? – on dirait que toute la population française ou presque vit dans les villes. Aussi, toi qui me fais l’immense honneur de me lire, laisse-moi te raconter un peu ce que c’est, et ce que ça veut dire, être en pâture.
Déjà, être en pâture, c’est accepter, reconnaître et se reconnecter au fait que des mecs ont pratiqué la même chose de la même façon et (peut-être) au même endroit il y a des milliers d’années. Puis, c’est te rendre compte qu’en fait les mecs laissaient cette chose-là aux gamins ou aux femmes, pour eux aller s’occuper de tartiner la tronche de la tribu d’en face, chasser les T-Rex ou travailler dans les champs. Donc, être en pâture, en 2021, c’est reconnaître que tu fais un boulot de gonzesse ou de gamin. Mais de gamin néolithique, donc sans doute plus aligné sur l’image d’un Rahan sous amphétamines que sur la gueule d’un journaliste végétarien tout flasque de France Inter. Être en pâture, c’est réaliser que ce truc-là est à la base de toute ta civilisation. Des colonnes en marbre du Parthénon aux vitraux de Notre Dame, tout cela n’a été rendu possible parce qu’un jour un mec s’est dit « tiens ce troupeau de chèvres sauvages, au lieu de me fatiguer à le chasser, je vais les attraper une par une avec les mâles et les faire garder par le môme. Comme ça, un, ça l’occupera vu que le manga n’a pas encore été inventé, et deux, j’aurais de la viande et du lait sans trop dépenser de calories. Et pendant ce temps je sculpterai des cailloux et en ferai des colonnes de trente mètres pour remercier Dieu de m’avoir donné cette idée et pour la gloire et la grandeur de la civilisation à venir ».
Si je suis ici à écrire ces lignes blindées de raccourcis historiques foireux, c’est grâce à ces ancêtres. Idem pour toi qui es en train de les lire. Et je crois que dans cette époque d’amnésie et de refonte historique, il est bon de le rappeler…
Être en pâture, en cette saison, c’est avoir le soleil de midi qui te chauffe doucement le dos tandis que tu regardes les chèvres se régaler, tout en sachant qu’elles vont ensuite te régaler avec leur fromage et leur petit, que tu tueras et cuisineras avec respect, pour en régaler ensuite toute ta famille ou tes amis lors du traditionnel cabri de Pâques provençal. Être en pâture, c’est voir la vie de la nature, mais aussi sa mort. C’est être dans le calme de l’instant présent puis dans la seconde partir dans le bordel de l’imagination. C’est l’attention de ne pas perdre le troupeau et la fierté de savoir qu’un ami te fait suffisamment confiance pour te confier son gagne-pain.
Quand les chèvres sont calmes et occupées à déglinguer toutes les feuilles de chêne qui passent à leur hauteur, être en pâture, c’est prendre le temps d’imaginer Macron en face de toi, et lui causer avec une bonne branche de chêne vert de la façon dont tu vois sa gestion du peuple français, lui refaire la tronche façon Picasso, bref t’énerver tout seul puis te rendre compte quand une chèvre essaie de te brouter les tifs que t’étais en plein délire et qu’il te faut revenir à la réalité en te marrant.
Être en pâture, c’est aussi t’asseoir sur un tronc d’arbre pour lire peinard puis sentir au bout de quelques pages que tu es en train de te faire bouffer le cul par toute une colonie de fourmis rouges ultra déters et regretter de ne pas être en train de garder des tapirs.
C’est saisir l’occasion pour ramasser quelques branches mortes pour allumer ta cheminée ce soir, puis te rappeler que c’est interdit par une loi pondue par des bourricots dans un bureau, et donc le faire quand même parce que les bourricots de bureau ne savent pas allumer un feu, ne connaissent rien à la vie, et que donc tu les emmerdes !
Être en pâture, c’est toucher du bois, du vrai, du vivant et parfois te vautrer dans des ronces. C’est ne pas pouvoir faire du shadow boxing parce que ça effraie les chèvres mais te délecter à l’avance de la séance d’entraînement que tu te prépares en rentrant. C’est aussi penser qu’il va falloir que tu formes ta chienne pour qu’’elle t’accompagne sans foutre la merde.
Être en pâture, c’est oublier YouTube, Twitter, Facebook et le reste mais écrire ces quelques mots sur un cahier, à l’ancienne. C’est se dire que même sans tunes, on a des privilèges, des privilèges de pauvres, simples, utiles, sereins, ancrés. C’est aussi te rendre compte que la littérature est vingt fois plus bandante quand elle est prise sur le vif plutôt que ruminée sur ta chaise.
C’est s’ennuyer aussi, et trouver le temps long parfois, ce qui, j’ai l’impression, peut être vu comme un luxe, ou un fardeau par certains, dans cette époque de vitesse.
Être en pâture, c’est d’abord et avant tout observer le troupeau, voir sa santé, la brillance de son poil, son sens de la hiérarchie ; le voir manger des champignons qui rien qu’à la vue te file des boutons puis se soigner en prenant un peu de thym par-ci un peu de baies de genévrier par-là, le tout aromatisé au gratte-cul. Enfin voir les chèvres défoncer à coup d’incisives les mêmes ronces dans lesquels tu t’es vautré plus tôt. C’est observer ta connerie lorsque tu te poses des questions débiles sur l’évolution des espèces et la place de chacun dans la chaîne alimentaire.
C’est aussi, et surtout, la mise en place de tout un tas de connexions cognitives pour rester alerte et te repérer dans cette putain de cambrousse. Because ramener des chèvres de nuit, ou te retrouver au bord de la route avec le troupeau, c’est la merde !
C’est le fantasme de tomber sur Manon des Sources et ne rencontrer, parfois, qu’un vieux chasseur ou une touriste boomeuse à vélo électrique, toute fripée, vaccinée ET masquée. C’est te rappeler qu’il y a une pandémie vraiment décevante, parce qu’en matière de peste, la Chine a su importer mieux. Là c’est une peste urbaine bridée des temps modernes, version Wish, donc merdique.
Voilà, être en pâture, c’est tout ça, et plus encore. C’est un acte d’immortalité civilisationnelle qui, dans cette modernité sous cellophane, s’appelle au mieux un boulot sans qualification et, au pire, de l’exploitation animale.
Moins, j’appelle cela un métier d’Homme.