La Chronique du Fond de Cave

Le blues est à nous !

 

….Laissez-moi vous raconter ma première histoire d’amour…
….Je devais avoir treize ans. Le mari de ma cousine m’avait offert une guitare électrique. Une sorte de réplique Les Paul, moins épaisse, avec le logo des planches à voile Mistral tatoué sur la tête du manche. À l’époque, je commençais à peine la guitare classique. Mon prof était mon héros. Un gars d’une dizaine d’années plus vieux que moi, je le connaissais depuis tout petit. Lorsque nos mères se rendaient visite, au moment de se dire au revoir, je m’accrochais à la table de la cuisine pour ne pas partir. Mon prof, Cyril, alors ado, m’emmenait dans sa chambre. La tapisserie était entièrement recouverte de ces choses étranges, effrayantes même, qui n’existent plus, de nos jours, dans cette démesure : les posters de groupe de rock. Kiss, AC/DC, Alice Cooper, Motörhead, Aerosmith, Anthrax, Trust et j’en passe. Il y avait même une photo de lui, encadrée et chérie, aux côtés de Robert Smith. MAIS, Cyril avait surtout des centaines de cartes postales d’Iron Maiden, avec, en héros, Eddie. Cyril se servait alors des images pour me raconter une histoire, chaque fois différente, chaque fois nouvelle. Eddie, ce grand fou furieux qui revient des enfers, souriant, avec la tête du Diable entre ses mains. Eddie, camisolé de force parce que détenant le secret de l’insurrection, le cerveau trituré, voyageant dans le temps, maître chez les pharaons, prenant Thatcher à coup de hache dans une sombre ruelle, ressuscitant en fracturant sa tombe, aidé de la faucheuse et de la foudre, pour partir à la recherche du septième fils du septième fils dans un futur où les motos déchirant le bitume côtoient les voitures volantes. Etc. Cyril me racontait, je m’imbibais de cet univers, fasciné. J’étais calmé. Ma mère pouvait me ramener sans que je m’accroche à la table…
….Ce jour-là donc, des années plus tard, je retournais dans cette chambre, avec ma toute nouvelle guitare, pour la tester, n’ayant chez moi encore ni ampli ni jack, fallait compter sur Cyril pour savoir si cette gratte valait la peine, ou si elle était moins utile qu’une pelle. Le voilà donc qui la branche sur son énorme ampli Peavey, l’accorde et commence à astiquer le manche, son clair. Faut savoir que Cyril était ce genre de musiciens capable de vous dire quelle note vous faisiez quand vous pétiez. Le genre aussi à jouer l’hymne américain avec les dents et le solo Eruption de Van Halen avec plus de facilité que j’en ai eue à trouver les notes d’Au clair de la lune.
….En son clair, la guitare tenait un son chaud, rond, envoûté. Et puis, Cyril a appuyé sur le fameux petit bouton gris spécifique de cette marque d’ampli : celui de la distorsion.
….« Bon, on va voir ce qu’elle a dans le ventre… »
….Cyril a balancé un coup de médiator et tapé un slide sur toute la corde mi.
….« TwouuuuÔ ! Talalâââmmmm… ta ! »
….Mon cœur est tombé à genoux. Un choc comme il a fallu attendre dix ans et la naissance de mon fils pour en approcher un semblable. À partir de cette seconde, et de cette seconde exactement, j’ai su, intégré, que ce son-là m’accompagnerait toute ma vie et que je ne pourrais plus jamais m’en passer.
….Bien entendu, comme toute histoire d’amour valant la peine, je suis allé voir ailleurs, chez Brel, Brassens, Gainsbourg et les autres. J’ai fricoté avec le jazz, la musique classique, un peu le rap et le trip hop, le swing et la fanfare mais toujours, toujours, je suis revenu vers mon premier amour : la guitare chantant la note bleue.
….Et j’ai difficilement rencontré chose plus sexy que taper la mesure d’un blues sur la cuisse en jeans de la fille assise sur mes genoux.

….Alors, bien entendu, comme je suis loin d’être un mec facile, je suis malgré moi un membre de la « Police du Rock », cette milice de trous du cul qui, à chaque concert, voit d’un œil méfiant tout groupe causant de leur nana (accordez-moi l’honnêteté d’avoir conscience de moi). Faut dire que les bons groupes sont rares, surtout parmi les jeunes, et surtout à La Réunion. Ça joue les notes sans en saisir l’âme, si ça ne gueule pas carrément comme un veau égorgé pour masquer l’absence totale d’intérêt des paroles. Heureusement, dans une époque d’emprisonnement des consciences et d’abrutissement permanent, le blues reste une chose par certains préservée. Ceux qui ont compris que cette musique nous rappelle d’où l’on vient et qui l’on est. Le blues est la musique de ceux qui sont de la race des mal entendus.
….Et quel meilleur endroit que le Toit – devant lequel je passais pour régler une ardoise assez violente pour mon budget misérable – pour écouter du blues ? Malheur à moi, ce jour-là, d’être passé devant le tableau noir et d’avoir vu écrit à la craie « Ce soir chez Toit : Blouzanoo ». Moi qui comptais simplement boire une petite bière, régler mes dettes et me tirer… Fait chier ! Mais j’en avais besoin, cette musique en direct me manquait.

….Petite parenthèse, saviez-vous que la racine du mot travail venait du latin trepalium, nom donné à un instrument de torture ? Non ? Ben maintenant si !

….Le groupe dont je vais vous parler, j’ai une histoire avec lui. Mais vous allez devoir attendre la sortie de mon livre et en feuilleter au moins deux chapitres pour la connaître. Certes, les cinq potes de Blouzanoo sortis y’a trois ans du garage, chantent en anglais. Mais quoi de plus naturel pour cette musique née et pensée dans cette langue ? Certes, ils n’ont aucun morceau original, interprétant « seulement » quelques-uns des plus beaux morceaux bleus. Leur version du très récent I need a dollar n’a rien à envier à l’original et la reprise du tentaculaire The thrill is gone me tourne en boucle dans la tête depuis (cette chronique est d’ailleurs écrite en grande partie avec en fond sonore le morceau de B.B King en duo avec Gary Moore dont je vous conseille fortement l’écoute). C’est clair, le frisson était là.
….Bref, ces mecs n’ont aucune prétention, hormis celle d’être authentiques, cette rareté. Et dans un Toit pas si plein pour un vendredi soir, sans le vouloir ni le désirer, le groupe a montré sa supériorité. Sur la piste, seules les femmes d’un certain âge dansaient. Aucun homme ou presque, y’a qu’à voir comme notre jeunesse est piégée… Pourtant le blues existe, pourtant le blues insiste. Plus que jamais, le blues paraît essentiel. Tout était là l’autre soir, comme ce qui était écrit sur le t-shirt de la nana les prenant en photo « j’ai horreur d’être sexy mais je suis motard donc j’y peux rien. » Musique et slogan ressuscitaient la même soif : celle de s’obéir, celle d’être libre et vivant.

L’autre soir, Blouzanoo jouait
le blues des esclaves, bien sûr
et celui de la route. Mais aussi
Le blues des femmes aimant celui qui les bat,
Le blues des femmes se foutant de celui qui les aime
Le blues des mauvais boulots,
des beuveries, de la rue,
Le blues des bagarres,
des artistes paumés dans un désir de brouillard
Le blues des sans-papiers,
Le blues des anesthésiés,
Le blues des lames de rasoir au poignet,
Le blues des désintégrés, des hommes en larmes
l’arme collée à la tempe, la guitare endeuillée
Le blues des bouteilles vides et des yeux fermés,
Le blues des corps usés, de l’alcool bon marché,
ainsi que le blues des chaussures trouées.
Le blues de ceux qui subissent, indéterminés
Le blues des soiffards de liberté
Le blues des êtres enchaînés, déchaînés
Le blues de ceux qui s’adorent à en défoncer les sommiers
Le blues du ras-le-bol des flics et de l’Autorité,
de notre enfermement dans la pauvreté
Le blues du frigo vide, du loyer impayé
des cœurs éclatés, en croix, poings serrés
Le blues des gosses à la morve au nez
Ce blues qui te prend la peau pour ne plus la lâcher
Le blues du goudron chaud, des moustiques, des hanches endiablées
de cette crasse de vie collée aux murs qui cloquent
Le blues de la dope.
Le blues de ceux qui savent aimer,
parce que l’œil trop vivant, chaud et vrillé
ils n’ont d’autre limite que celle de vibrer
Ce blues qui ne nous rend pas si mauvais
malgré nos colères et nos violences mal dirigées
L’autre soir Blouzanoo chantait
le blues de la vie, la vraie.

….Alors, tas d’endormis, vautrés l’œil mort dans vos canapés à loucher sur les écrans, fantômes de chair d’une vie qui vous échappe, paumés en tout genre entre vos désirs et vos crises d’identités, avec la rage de dents qui se prépare en douce et les amortisseurs de la bagnole à changer, si vous avez un jour l’occasion de passer par l’île de La Réunion, et avant qu’il ne soit trop tard, allez voir ces mecs, ils sauront vous reconnecter…

….

….Et si vous avez aimé cette chronique, faîtes tourner, partagez-là, parlez-en, pour me faire connaître, pour les faire connaître, et prouver que les artistes ont pour exister plus besoin de vous que des publicitaires et des médias épurés. Prenez soin de vous.

Vive le Blues ! Et vive Toit ! 

 

 

 

 

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